Le libre examen en question(s)
Qu’est-ce que le libre examen ?
Denis Stokkink. Le libre examen, c’est à la fois une méthode de pensée et une démarche de vie. Le pratiquer, c’est chercher à se forger un avis librement. Historiquement, le libre examen porte sur la bible, les textes sacrés. C’est la première partie de la définition, qui court de Luther jusqu’à aujourd’hui et concerne autant des questions de religion que des habitudes de pensée léguées par la tradition : faire jouer son esprit critique pour se pencher sur la réalité des choses. La réalité pouvant être un texte, une réalité physique, sociale, économique, politique. Mais le libre examen, c’est aussi une démarche de vie, c.-à-d. une manière de vivre la société, de chercher à la faire progresser. La volonté de rendre notre monde plus juste, plus égal, plus libre et donc meilleur. Et de combattre tous ceux qui s’y opposent. C’est une démarche de lutte. Maintenant, même si le progrès de l’un n’est pas forcément celui de l’autre, pour le libre exaministe, l’émancipation de l’être humain sera toujours ce qui le fonde. Autant sur le plan individuel que collectif.
Philippe Schmidt. J’adhère aux deux définitions de Denis Stokkink, en mettant plus l’accent sur la première, mais sans jugement de valeur. Je pense que le libre examen, conçu comme libération par rapport aux dogmes, a été quelque chose d’essentiel dans le chemin vers le progrès. Pour moi, il est avant tout une méthode de libération – libération de l’individu, libération sociale, libération de la pensée -, et le fondement de la pensée scientifique. Le libre examen, c’est tout ce qui empêche celui qui affirme que la terre tourne de finir sur un bûcher. C’est une méthode pour s’extraire du carcan de la pensée religieuse. C’est la seule voie qui mène à la libération de l’individu et au progrès parce que totalement incompatible avec toute forme de pensée révélée. Rien de ce qui aurait été dit par d’autres dans un passé lointain ne peut s’imposer à nous. Par définition, le libre examen est antireligieux. Et quand je dis antireligieux, je ne vise pas les gens qui croient, ils ont évidemment le droit de professer ce qu’ils veulent, mais en toute bonne foi – je souligne la fin de ma phrase pour être clair par rapport aux errements auquel on assiste aujourd’hui. Or, me semble-t-il, l’Université Libre de Bruxelles abandonne progressivement son combat libre exaministe, qu’elle confond de plus en plus avec un engagement social. Alors que nous sommes en pleine résurgence de la pensée dogmatique (le terrorisme religieux en étant la manifestation la plus éclatante), c’est là, je crois, faire complètement fausse route. Le progrès ne peut être fondé que sur la science, la liberté d’analyser, la liberté d’éduquer les gens, en dehors du religieux. Il fut un temps, juste après 1968, où le libre examen était considéré comme gagné une bonne fois pour toute, ou presque. Depuis, il s’est un peu vidé de son sens. La deuxième définition qu’a défendu Denis Stokkink est devenue prédominante. A tort, à mon avis : pour s’occuper du « progrès », il y a des partis politiques, des syndicats, tout le courant progressiste… Le libre examen gagnerait à se focaliser sur l’apprentissage de la méthode analytique et scientifique, par opposition aux dogmes. J’ajouterai et là je rejoins Denis Stokkink, que c’est la condition sine qua non pour viser la fraternité, la solidarité et le progrès de l’humanité dans un sens le plus large possible. Donc, être libre exaministe, c’est forcément quelque part se dire progressiste. Même si c’est un mot que j’utilise peu…
Carmen Castellano. Je partage l’avis de Philippe Schmidt. Le libre examen me semble d’abord et avant tout un pilier majeur de la laïcité. Quand Gabriel Ringlet se revendique comme libre exaministe, il me pose un problème, parce que la foi individuelle, je veux bien, même si je ne la comprends pas trop bien, mais dès lors qu’on se trouve dans une structure religieuse, avec une hiérarchie, des livres, des dogmes, le concept perd beaucoup de son sens… D’autre part, je ne suis pas sûre que tous les libre exaministes partagent la même idée du progrès, même autour de cette table. La question des valeurs doit se poser, bien sûr, mais en se décentrant, en refusant l’égocentrisme et donc en se positionnant par rapport à d’autres points de vue. Le fait d’être confronté à d’autres permet aussi de nous remettre en question, dans nos propres traditions et nos propres croyances – nos propres habitudes de vie. L’intérêt du libre examen, c’est qu’il oblige à prendre du recul. Le libre examinisme est d’ailleurs parfaitement complémentaire avec la mission de l’éducation permanente telle que le décret la définit : former des citoyens actifs et critiques – même si des associations issues du mouvement chrétien font aussi, évidemment, de l’éducation permanente. Du coup, comme, là, je me contredis un peu, j’ai envie de nous demander où nous nous situons, qu’est ce qui nous différencie des chrétiens ? Je vous pose la question, je ne sais pas trop. Refuser l’autorité, oui, c’est pour ça que je suis libre exaministe : l’autorité me pose problème et donc forcément une méthode qui la remette radicalement en question m’intéresse. Puis vous avez parlé d’un monde meilleur. Je ne suis pas sûre du tout que le libre exaministe cherche forcément un monde meilleur. Le pessimisme peut être au bout de l’analyse…
Luc Malghem. D’accord avec la dernière réflexion : c’est quoi un monde meilleur? Et pour qui ? Par ailleurs, le libre examen, c’est quoi ? Je dirais un double mouvement : la faculté de s’abstraire de ses préjugés, des dogmes et de la pression de l’environnement pour se construire un avis vraiment personnel ; et c’est le fait d’être capable de se confronter avec empathie au discours d’autrui et de le prendre en considération, en se projetant dans l’autre.
Anne Bernard. On est tous envahis de croyances et de préjugés. Le libre examen, c’est la méthode pour chercher à s’en débarrasser ; une pensée qui s’appuie sur des outils scientifiques mais aussi sur la confrontation et le partage avec l’autre. Parce qu’on ne peut pas se construire une pensée libre seul dans son coin, juste avec soi-même. C’est la volonté de tendre vers une lecture du monde la plus détachée, la plus objectivable possible. Et dans ce sens-là, comme idéal à atteindre, je comprends l’allusion au progrès. J’utilise souvent le mot posture parce que je trouve que c’est une manière d’être dans la vie. Je rajouterai que c’est une méthode qui implique un engagement quotidien, envers soi-même et envers autrui : celui de chercher un maximum de sincérité et de lucidité dans la manière de se construire une représentation du monde. Et c’est vraiment du travail au quotidien, une remise en question continuelle, la capacité à entendre la critique de l’autre, un aller-retour incessant entre autrui et soi-même. En revanche je suis beaucoup moins rigide par rapport à la croyance religieuse : chacun de nous a sa part d’irrationnel comme sa part de rationnel. Le libre examen permet d’assurer l’équilibre entre les deux. Nombre de scientifiques sont des croyants qui, en même temps, n’arrêtent pas de déconstruire leur croyance. Pas d’incompatibilité en soi, donc.
Denis Stokkink. En 1978, alors qu’on fêtait le cinquantième anniversaire du Cercle du Libre Examen, il y a eu polémique parce que j’avais osé dire, lors d’une interview à la radio, qu’il était possible d’être croyant et libre-exaministe. Aujourd’hui, je persiste et signe : les enjeux de la religion n’ont rien à voir avec ceux du libre examen. C’est la manière de la vivre, d’interpréter les textes qui importe. Si un athée fait du « Petit prince » un texte sacré, grand bien lui fasse : pour d’autres ce sera le Coran ou la Bible. L’athéisme ne me semble donc pas obligatoire. Mais je sais que, là-dessus, je suis minoritaire. J’ajouterais que la recherche de spiritualité me semble même un élément fondamental dans le libre examen. La science seule de suffit pas : il y a des scientistes doctrinaires. L’eugénisme aussi était pratiqué au nom de la science. Il en va de la science comme de la religion : ce qui compte, c’est ce qu’on en fait. D’autre part, sur la question du progrès : il me semble que la pratique du libre examen doit justement aider à combattre une vision pessimiste du monde. Si la réalité peut m’apparaître parfois comme négative (et pour cause), comment vais-je faire pour contribuer à ce qu’elle le soit moins ? Est-ce que les questions politiques, la manière de gérer la cité, ressortissent du libre examen ? Certains pensent que non. Moi si.
Les enjeux contemporains du libre examen
Denis Stokkink. Les enjeux ne me paraissent pas différents aujourd’hui de ce qu’il étaient il y a 50 ans ou même 200 ans. L’histoire évolue, elle avance dans un rapport dialectique avec elle-même, mais elle se répète aussi. Il y aura toujours des personnes pour défendre un conservatisme fondé sur nombre d’idées préconçues et de préjugés. Et les libres exaministes auront toujours à les combattre, sur le plan individuel comme sur le plan collectif, tout en veillant à porter une alternative positive. Bien entendu, entre libre exaministes, il peut y avoir des divergences radicales sur les moyens à privilégier pour améliorer la société. Mais si la vision libérale et la vision socio-démocrate se confrontent parfois brutalement, elles partagent la volonté de s’opposer à toute démarche conservatrice fondée sur des préjugés.
Philippe Schmidt. Le libre examen, pour moi, c’est la découverte des Lumières, c’est-à-dire la possibilité de penser par soi-même, en toute liberté. Et mon sentiment, c’est que cette capacité à réfléchir seul est fondamentalement remise en cause aujourd’hui. Je suis particulièrement inquiet de la montée de tous les phénomènes dits religieux : les sectes, l’anti-darwinisme, etc. Je pense que l’urgence du libre examen, c’est de lutter contre le retour au Moyen-âge et tout ce qui en découle : défendre la place des femmes, le droit d’avorter, la capacité de voter, la démocratie, tous les enjeux sociaux partent de là. Et donc je crains qu’à démultiplier les luttes, on s’égare. J’ai le sentiment que l’ULB, par exemple, a oublié de mener les combats qui était les siens sur le plan philosophique. Quand tous les partis politiques pensent la même chose, ils ne font plus que du populisme à court terme. Beaucoup de structures auraient besoin de repenser une action libre exaministe. Je suis resté un soixante-huitard non guéri. Et aujourd’hui, je crois que nous fonçons dans le mur. Non pas parce que la droite ou la gauche s’apprêteraient à perdre, ça c’est de l’ordre de l’épiphénomène, mais parce que, chaque minute qui passe, nous abandonnons un peu plus de liberté, je pense au voile des femmes par exemple, cette défaite de la pensée…
Carmen Castellano. Un des enjeux majeurs, c’est de faire face au désinvestissement du politique – et je ne parle pas au niveau des partis. Et puisqu’on voit, en même temps, émerger une série de nouvelles formes de contestations, la question centrale devient : qu’en faire au niveau collectif ? Il était question du recul des droits des femmes mais ce sont toutes les inégalités qui n’en finissent plus de se creuser. A nous, dans nos milieux, de devenir plus proactifs, plus contestataires… Autre enjeu majeur : les nouvelles technologies, qui me semblent dessiner un monde assez inquiétant en termes de solidarité, où tout est renvoyé à l’individu, de plus en plus isolé, de plus en plus perdu. Comment faire pour que l’individu se sente plus grand ? Ces questions-là, en tant que libre exaministe, on ne se les approprie pas assez. On s’est un peu coupés des jeunes, aussi. Comme tout le mouvement laïque du reste. On renvoie toujours au Siècle des Lumières, mais on est en plein dedans aussi, et on ne le voit pas…
Luc Malghem. Moi je suis sidéré par la manière dont les médias relayent les attentats, les décisions gouvernementales, la manière dont les lecteurs aussi s’emparent de rumeurs et les propagent. Dans un cadre politique ultra libéral et ultra sécuritaire, ça a pourtant un sens, qu’il faut absolument apprendre à décoder. S’il y a un enjeu qui me paraît crucial, c’est de proposer une lecture critique des médias. J’ai l’impression qu’on est occupé à fabriquer des moutons, des moutons enragés parfois, et, par ailleurs, quand on regarde la structure des médias, la concentration des médias, à qui appartiennent les médias, ils ne peuvent qu’être le relais d’intentions politiques. Et là j’y vois un endroit de résistance prioritaire.
Anne Bernard. Dans ce contexte de crise économique, on est allé jusqu’au bout du paradigme de l’individualisme. On se bat pour des emplois qui n’existent pas, pour de l’argent qui a disparu, on se trouve coincé dans des logiques de concurrence, alors qu’on aurait tout à gagner à en sortir par des logiques de négociation. Là-dedans, le libre examen peut s’avérer un outil formidable, précisément parce qu’il se veut un espace de construction d’une pensée collective. L’autre chose : la question de la dualité. Quand on n’a pas dit blanc, c’est qu’on pense noir. Et inversement. Tout nous pousse dans un monde binaire, à l’opposé de la pensée libre exaministe. Déconstruire des discours pour aider à construire de la pensée un peu plus étoffée me parait fondamental. Enfin j’avais envie de conclure sur le fait que le libre examen a sa carte à jouer dans le rapprochement des générations. Il y a de l’imagination, une énergie chez les jeunes qui, par la force des choses, doivent réinventer leur rapport au travail et à la société. Le combat croyants-non croyants me semble dépassé : le défi pour l’avenir sera de nous approprier un espace collectif de construction de la société.
Denis Stokkink. Excellente conclusion pleine de perspectives…