Dossier – Opération Libre Examen… dans les médias

tvPlus de 3h30, c’est le temps qu’un Francophone moyen passerait chaque jour à fixer un écran – télévision et internet confondus. Autant dire qu’une fois l’école derrière soi, la principale source d’information, ce sont les médias, spécialement les médias audiovisuels. D’où la nécessité, pour que la démocratie ne se réduise pas à un slogan publicitaire, de promouvoir à la fois l’éducation aux médias et ce qu’on appelle « la critique des médias », les deux disciplines étant évidemment étroitement complémentaires… mais pas forcément pratiquées par les mêmes acteurs…

De l’éducation…

L’éducation aux médias a pour finalité de rendre chaque citoyen actif et critique envers tout document ou dispositif médiatique dont il est destinataire ou usager.

Conseil supérieur de l’éducation aux médias – Fédération Wallonie-Bruxelles

Par éducation aux médias, il faut entendre l’apprentissage d’une lecture méthodologique et pluraliste des médias. L’éducation aux médias est donc une démarche formative, qui vise à inciter le citoyen à devenir un spectateur actif, un explorateur autonome et un acteur à part entière de la communication médiatique. Ce qui passe souvent par apprendre à construire l’information pour pouvoir mieux en décoder la grammaire. Comprendre le pouvoir du montage, par exemple. Expérimenter les choix qui s’imposent aux journalistes, aux cameramans ou aux réalisateurs en passant soi-même de l’autre côté du clavier ou de la caméra. Parce que l’information n’est jamais le reflet neutre d’un monde qui se déverserait en flux continu. Quelqu’un fabrique l’information. Toujours.

L’effet Koulechov (1922), ou le pouvoir du montage sur la réception du message.

Institutionnalisée au point de faire l’objet d’une recommandation européenne en 2009, l’éducation aux médias s’impose (doucement) dans les programmes scolaires, et devient, en Fédération Wallonie-Bruxelles, quasi une branche de l’éducation permanente dont elle épouse en grande partie les objectifs ((Selon l’article 1er du décret du 17 juillet 2003, une organisation d’éducation permanente en Fédération Wallonie-Bruxelles a pour objectif de favoriser et de développer, principalement chez les adultes: une prise de conscience et une connaissance critique des réalités de la société; des capacités d’analyse, de choix, d’action et d’évaluation; des attitudes de responsabilité et de participation active à la vie sociale, économique, culturelle et politique. Soit autant d’objectifs qui passent aussi par l’éducation aux médias.)). Enseignants et animateurs trouveront largement de quoi nourrir leur propos, et une ribambelle de liens à la suite de ce dossier.

 

… à la critique

La télévision a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d’une partie très importante de la population. Or, en mettant l’accent sur les faits divers, en remplissant ce temps rare avec du vide, du rien ou du presque rien, on écarte les informations pertinentes que devrait posséder le citoyen pour exercer ces droits démocratiques.

Pierre BOURDIEU, « Sur la télévision » (1996)

La critique des médias, elle, s’attache plutôt à proposer une analyse contextualisée des champs politiques, sociaux et institutionnels dans lesquels se fabriquent les discours médiatiques, sur base d’une observation des faits, des acteurs et de leurs interactions. Qui possède les médias? Quels effets la concurrence induit-elle? Quelle dépendance envers les annonceurs? Existe-t-il des rapports de connivence avec les mondes médiatique, politique et entrepreneurial? Et quelles conditions pratiques de travail, aussi, pour les journalistes?

L'ditorial: vecteur privilégié de l'orthodoxie idéologique (La Libre Belgique, 17/6/14)
L’éditorial: vecteur privilégié de l’orthodoxie idéologique (La Libre Belgique, 17/6/14)

On comprend tout de suite pourquoi, à la différence de l’éducation aux médias proprement dite, la critique des médias reste souvent confinée à la marge: parce qu’elle tend à participer d’une remise en question générale du fonctionnement de la société. Et se voit associée (par forcément à tort d’ailleurs) aux mouvements altermondialistes, à l’extrême gauche, voire à l’extrême droite ((Bien qu’on l’a dit, la critique en profondeur des médias dits « dominants » ait été longtemps l’apanage de sites classés (parfois très) à gauche, l’extrême droite a fini par s’engouffrer dans l’exercice et à pourfendre la « pensée unique ». Sans forcément annoncer la couleur, un site comme l’Observatoire des journalistes et de l’information médiatique (Ojim) ne cache pas vraiment ses sympathies pour les courants de la nouvelle droite – la tendance national-européenne influencée par le Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (GRECE). Même s’il ne se prive pas de renvoyer vers les contenus de sites qui lui sont diamétralement opposés sur le plan idéologique. Tout est bon contre « le Système » en somme. De l’importance toujours de prendre en compte qui parle, et d’où il parle…)). D’où procès en radicalité, disqualification et, en tout cas, absence de relais dans les médias dits dominants (et pour cause puisque leurs dysfonctionnements en sont souvent la cible).

Radicalité ou pas, il n’empêche: pour décoder ce qui nous est donné à lire, il est aussi essentiel de savoir qui parle, dans quelles conditions, avec quelles intentions… Quatrième pouvoir devenu, selon certains, le premier, la presse et les médias doivent à leur tour faire l’objet d’un contre-pouvoir. De l’intérêt de se réapproprier, peut-être de manière moins polémique, la critique  des productions de ce que leurs contempteurs appellent les « éditocrates du PPA » (pour « parti de la presse et de l’argent »)…

Une école française

En 1997, le directeur du Monde diplomatique, Serge Halimi, dénonçait la collusion entre pouvoirs politique, financier et médiatique dans les « Nouveaux Chiens de garde » – édifiant petit livre à lire ici. Un an plus tard, dans « Pas vu pas pris », le réalisateur Pierre Carles mettait en scène son propre suicide professionnel. Le pitch: un documentaire sur un documentaire commandé puis censuré par Canal+, où le réalisateur s’invente un personnage de Michael Moore à la française, en brisant la règle tacite qui veut que le journaliste ne pose pas trois fois la question qui dérange son interlocuteur. A voir, déjà parce que les habituels prescripteurs d’opinion se révèlent fortement télégéniques quand on les laisse s’embourber dans leurs contradictions… Et aussi parce que, depuis, « Pas vu pas pris » a fait école, et imposé un certain style de film pamphlet, aussi drôle que féroce…

« Opération Correa,  1er épisode, Les ânes ont soif », Pierre Carles (2014). Où il est recommandé de savourer la rhétorique mise en branle pour éviter de répondre à la question posée par Aurore Van Opstal. A voir et à soutenir: ici.

Avec « La Sociologie est un sport de combat » (2002), Pierre Carles filme ensuite le travail au quotidien de Pierre Bourdieu, contribuant à vulgariser sa pensée et à faire du sociologue français, avec l’Américain Noam Chomsky et sa « Fabrique du consentement » (1988), un des principaux théoriciens de la critique des médias tendance radicale.

Pierre Bourdieu
Pierre Bourdieu « Les faits divers, ce sont aussi des faits qui font diversion. »

En matière de critique politique des médias (français), le site Acrimed constitue la référence. Fondée en 1996 par deux universitaires proches de Bourdieu, ancrée dans le mouvement altermondialiste, l’observatoire Action Critique Médias se voulait une réponse à la manière dont les grands médias auraient pris parti en 1995 pour le plan Juppé, en neutralisant l’expression des grévistes, ou en connotant celle-ci péjorativement ((Sur la tendance à déconsidérer les mouvements sociaux dans les médias: lire chez Acrimed ce lexique pour temps de grève et de manifestation, toujours parfaitement d’actualité)). Depuis, Acrimed dénonce inlassablement le manque de pluralisme, et les phénomènes de conformisme et de connivence que la concentration des médias et la proximité idéologique de leurs actionnaires engendrent.

Sur la parenté idéologique des dirigeants de médias, voir la séquence du mercato dans l’adaptation cinématographique des « Nouveaux Chiens de garde« ,
par Yannick Kergoat et Gilles Balbastre (2012).

La question de la concentration des médias demeure plus pertinente que jamais, y compris en Belgique où quelques groupes se disputent le marché, avec comme conséquence une uniformité certaine au niveau des contenus idéologiques véhiculés. Et l’impossibilité de prétendre à l’objectivité quand il s’agit d’informer sur ces groupes industriels. Ne mords pas la main qui te nourrit, proclame l’adage. Plus ou moins consciente, jamais reconnue comme telle, l’autocensure se révèle inévitablement un moyen de survie dans une profession par ailleurs terriblement précarisée. Sur les conditions de travail des petites mains du journalisme, lire l’hilarant – et consternant – « Les Petits Soldats du journalisme » de François Ruffin ((« Les Petits Soldats du journalisme », François Ruffin, Les Petits Soldats du journalisme, Éd. Les Arènes, février 2003.)).

 

 

 

Qui possède les médias en Belgique? La réponse via un tableau synoptique des groupes industriels et des familles qui les contrôlent, publié sur Frère Albert, « le site des gros patrimoines »… et de Marco Van Hees, du P.T.B. ((P.T.B.: Parti du Travail de Belgique – gauche non gouvernementale, comme on dit))).

 

 

 

 

Notre indépendance est votre garantie

« Notre indépendance est votre garantie ». Le slogan, emprunté à une célèbre association de consommateurs, vaut évidemment pour les producteurs d’infos. Mais aussi pour ceux qui se donnent pour mission de les observer. Peut-on observer et critiquer les médias en toute indépendance, quand on y travaille et qu’on est tenu, comme le souligne le nouveau propriétaire de Libération, Bruno Ledoux, au devoir de « solidarité d’entreprise ((« Si les journalistes ont droit à une indépendance totale, ils ont aussi des devoirs. La solidarité d’entreprise exige que les problèmes internes ne soient pas exposés dans le journal ou à l’extérieur. Ce n’est pas le lieu. Libération est là pour donner de l’information. » Bruno Ledoux in Le Figaro, 7/7/14)) »? Jusqu’où les médias sont-ils ouverts à l’autocritique?

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Bernard Hennebert « Pour protéger la culture et les médias, s’opposer à ce qu’ils deviennent des produits comme les autres, il faut développer un contre-pouvoir, celui du public. »

En Belgique francophone, le nouveau contrat de gestion de la RTBF  (2013-2017) impose à la chaîne publique dix émissions télévisées de médiation par an, avec pour objectif « de répondre en toute transparence et indépendance aux interrogations et réactions de ses publics ». Dès janvier 2014, l’infatigable Bernard Hennebert introduit une plainte au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) pour non respect de cette clause. Bernard Hennebert, c’est « l’emmerdeur de service public », monomaniaque autoproclamé et cheville ouvrière de la défunte Association des Téléspectateurs Actifs, devenue  (pour faire court) Consoloisirs.be. Depuis 2003 donc, Consoloisirs prône la philosophie de la consom’action dans le domaine des médias, et de la culture en général. Derrière le néologisme de consom’action, l’idée que les actes de consommation peuvent infléchir les modes de production. Que l’on vote avec son caddie. Ou ici, en la matière, avec sa zapette. Ou son clavier.

De fait, Internet permet de s’affranchir de la lourdeur des médias traditionnels, offre une alternative économiquement peu coûteuse, et permet de rencontrer goût pour l’individualisme et besoin d’appartenance à une communauté – celle-ci fut-elle virtuelle. Après 12 ans de décodages souvent passionnants sur France 5 (ex-La Cinquième), l’émission Arrêt sur Images, de Daniel Scheidermann, passe à la trappe en 2007. Pour renaître en 2008 sous forme de pure player ((Un pure player est un média qui concentre ses activités exclusivement sur Internet.)) entièrement financé par ses abonnés – les @sinautes, comme ils s’appellent. A la différence d’Acrimed, Arrêt sur images – @si, donc – propose une analyse critique des médias n’affichant pas (trop) ses partis-pris idéologiques et se voulant non polémique, à défaut d’être neutre. La nuance s’explique par la personnalité du créateur et de l’animateur du site, Daniel Schneidermann, journaliste ayant travaillé pour la télévision publique et pour le Monde, avant de produire, aujourd’hui, des chroniques pour Libération. Une position de juge et partie (journaliste et « méta-journaliste ») qui vaudra à Bourdieu de lui opposer « l’impossibilité de tenir à la télévision un discours cohérent et critique sur la télévision ((« Analyse d’un passage à l’antenne« , Pierre Bourdieu, Le Monde diplomatique, avril 1996 »)) ».

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Daniel Schneidermann et Pierre Carles (« Enfin pris », Pierre Carles, 2002)

 

Après un passage dans Arrêt sur images version France 5, Bourdieu et Schneidermann polémiqueront à coup d’articles, de livres et même de films. Au-delà de la confrontation de deux brillants egos, en sort une polémique passionnante sur les médias, la télévision comme « formidable instrument de domination », la liberté, le libre-arbitre… En lire par ex. la synthèse de Pascal Fortin. Ou regarder « Enfin pris », ici en streaming

 

Parce que les médias ne sont jamais que le reflet de nos choix de société, leur critique est forcément idéologique. Et donc matière à controverses et polémiques.  De quoi inventer, peut-être, « contre la critique unique de la ‘pensée unique’ néolibérale » (Philippe Corcuff ((Pour Philippe Corcuff, la critique radicale des médias pêcherait souvent par sa tendance au complotisme: lire par exemple « Vers une nouvelle critique des médias« . ))), une nouvelle discipline: la contre-critique des médias…

Quand on vous disait que la pratique du libre examen était un travail de tous les jours…

Liens utiles

Education aux médias

  • Ceméa (FR) : mouvement d’éducation se voulant de gauche non partisane ; pas mal de liens, notamment vers des modules interactifs, par exemple sur les écritures numériques.
  • Centre de ressources en éducation aux médias – CREM (CA) : centre affilié à l’Université de Montréal, qui se donne pour finalité de développer le la lecture et le jugement critique des élèves et du grand public à l’égard des informations médiatiques.
  • Conseil supérieur de l’éducation aux médias (BE) : a pour mission de « promouvoir l’éducation aux médias et de favoriser l’échange d’informations et la coopération entre tous les acteurs et organismes concernés par l’éducation aux médias en Communauté française, notamment les secteurs des différents médias, l’enseignement obligatoire et l’éducation permanente. »
  • Enseignement.be (BE) : liste de ressources commentées (cliquer sur les liens pour dérouler les commentaires).
  • MediaEducation (FR) : portail de l’éducation aux médias créé par deux jeunes diplômées de la Sorbonne. Dynamique et bien actualisé.
  • Gsara (BE) : mouvement d’éducation permanent dédié à l’audiovisuel en général.
  • Média-Animations (BE) : centre reconnu en FWB comme association d’éducation permanente et comme centre de ressources en éducation aux médias et multimédias de l’enseignement libre.
  • MédiAPTE (FR) :  site dédié à l’éducation à l’image et aux médias, la formation aux usages de l’Internet, la visualisation de l’information ; quelques parcours didactiques fort joliment animés ici.
  • Rédaction de Rescol (CA) : cours de journalisme en ligne. Le site n’est plus mis à jour mais peut donner des idées…

Critique des médias

  • Observatoire des médias Acrimed – Action Critique Médias (FR) : né du mouvement social de 1995, Acrimed réunit des journalistes et salariés des médias, des chercheurs et universitaires, des acteurs du mouvement social et des « usagers » des médias. Elle cherche à mettre en commun savoirs professionnels, savoirs théoriques et savoirs militants au service d’une critique indépendante, radicale et intransigeante (sic).
  • Arrêt sur images (FR) : fondé en 2008 dans le prolongement de l’émission télévisée éponyme, Arrêt sur Images s’attache à analyser tous les médias, et élargit son offre à d’autres contenus – par exemple des émissions littéraires de très bonne tenue. L’accès est payant mais certains contenus sont gratuits, notamment une chronique de presse, très recommandable.