Dossier – Féminiser la langue: mode d’emploi

abrégédegrammaireAlors que notre société prône l’égalité entre les femmes et les hommes, le langage maintient un sexisme tenu, accepté dans la pratique par la plupart d’entre nous. Beaucoup, même, voient dans l’engagement pour la féminisation de la langue un combat vain et un peu ridicule. Où se situent véritablement les blocages? au niveau politique? culturel? linguistique? Que faut-il entreprendre pour faire évoluer les mentalités et lutter contre les résistances? Quelles sont les difficultés que l’on rencontre au niveau pratique pour féminiser une langue? Ou alors tout cela ne serait que masturbation intellectuelle? Un attentat contre le bon goût et ce patrimoine commun qu’est la langue française? Quels sont les arguments en présence?

La féminisation n’est ni une mode passagère, ni un programme politique, mais bien une revendication fondamentale, essentielle, existentielle de tout individu dans notre société : ce qui n’est pas nommé n’existe pas.

Marie-Jo MATHIEU, Jean-Marie PIERREL

Les mots ont un genre. Un genre qui n’est pas neutre, particulièrement dans la langue française. Un genre féminin ou masculin qui, concernant les êtres vivants, concorde le plus souvent avec leur sexe. Les mots ont donc un sexe, notamment les noms de métier et de profession: boulanger/boulangère, ouvrier/ouvrière, instituteur/institutrice, conteur/conteuse, etc. Sauf que certains de ces métiers, au hasard les métiers du prestige et du pouvoir, ont perdu leur capacité de se mettre au féminin. Comme si ces mots, et donc les métiers qu’ils recouvrent, étaient réservés aux hommes…

Au niveau de la grammaire, en apprenant dès l’école que le masculin l’emporte sur le féminin, les femmes sont amenées à intégrer le fait qu’elles doivent s’effacer en présence d’un homme. S’effacer jusqu’à l’absurde. « Un hamster et cent femmes sont morts dans l’incendie », doit-on écrire. Dès notre plus jeune âge, le sexe des mots influence les individus et, insidieusement, les cantonne dans des rôles et des comportements. On calcule l’index à partir du « panier de la ménagère » mais un budget se gère « en bon père de famille ». Et tout est dit sur la répartition des places.

patricianiedzwiecki-« L’absence de féminisation influence l’emploi et le travail. Entre autres. Un métier qui n’a pas de féminin n’incite pas les femmes à le choisir. » explique Patricia Niedzwiecki, psycholinguiste et auteure, e.a. d’un guide de « Féminisation des titres et fonctions du personnel de la Ville de Bruxelles ».

Si la langue peut contribuer à figer le réel, on en conclura logiquement qu’une intervention sur la langue peut aider à en rectifier les inégalités… (CQFD)

La guerre de la cafetière ((L’heureuse expression est tirée d’un doctorat de Hélène Miesse, « La guerre de la Cafetière: affaire d’état ou tempête dans un encrier? Étude sociolinguistique des réactions à la féminisation des noms de métier, grade, fonction ou titre », ULG, 2006.))

« Je supplie mes auditeurs de ne pas considérer la langue comme définitivement figée, de ne pas ériger leurs préférences personnelles, en soi tout à fait légitimes, en norme à imposer à autrui, de ne pas traduire leur sentiment devant la nouveauté, qui n’est que l’inaccoutumance, en termes méprisants empruntés à l’esthétique : C’est affreux, ridicule, etc. »

André GOOSSE, « À propos de la féminisation »

Féminiser, oui, mais comment? Déjà la force de l’habitude, ou la pression de la norme, veut qu’une nouveauté lexicale prête souvent d’abord à sourire (ou à froncer le nez). L’argument qui ouvre généralement le débat, c’est l’impossibilité de féminiser la profession de cafetier sans confondre femme et outil ménager. Comme si la langue française ne regorgeait pas d’homonymes – « secrétaire » pour n’en citer qu’un du même genre. Ou on objectera que « écrivaine » rime avec « vaine ». Comme si le masculin lui-même ne rimait pas avec sa propre vanité… ou comme si le mot « culture » devait se voir disqualifié par son préfixe (Louise-Laurence Larivière, « Pourquoi en finir avec la féminisation linguistique »).

Des femmes pompiers ou des pompières?

Se pose la question du choix de la forme féminine, qui varie souvent selon les pays – et qui peut, parfois, apparaître aux yeux des puristes comme une hérésie étymologique. Faut-il parler d’auteure? d’autrice? d’auteur? Quel est le masculin de sage-femme? Pour le choix des termes (noms de métier, titres, fonctions, etc.), on se référera au lexique en ligne du portail atilf  (Analyse et Traitement informatique de la langue française) de l’Université de Lorraine). Ou à celui de la fédération Wallonie-Bruxelles. Avec, ici, un résumé des règles… qui n’empêchent pas les écarts à la logique (ainsi va la langue…)

Français, Française, Belges, Belges..

La féminisation doit alors éviter un second écueil qui menace directement toute initiative politiquement correcte. La prise en compte de la singularité des êtres auxquels on s’adresse peut, en effet, mener directement à la dissolution du langage, à l’impossibilité de parler, du fait de la prise en compte sans limites ni discernement des particularismes.

COMMISSION GÉNÉRALE DE TERMINOLOGIE ET DE NÉOLOGIE (FR, 1998)

Si les plus féministes auront tendance à surligner l’égalité dans la langue (la féminisation est un acte militant, politique et subversif, donc qui s’assume et qui se montre), pas sûr que les formes graphiquement télescopées, les « directrice/teur-s » ou les « sans-papier/ère-s », finiront par s’imposer dans le langage courant. Faut-il le déplorer? Pas forcément. Il suffit d’imaginer son roman préféré réécrit avec ce genre de redoublement systématique pour en mesurer la lourdeur. C’est aussi qu’au-delà de toute considération d’ordre esthétique, la langue obéit au principe d’économie ((Selon le linguiste André Martinet, c’est le principe d’économie des changements linguistiques qui permet de résoudre le paradoxe entre les besoins communicatifs de l’être humain et l’inertie naturelle de ses organes phonatoires.)), autrement dit, à la loi du moindre effort. C’est d’ailleurs moins la féminisation des noms de métier qui pose problème (sur le plan strictement morphologique, elle n’en pose pas beaucoup) que l’absence d’un genre neutre, non marqué, qui donnera à lire, si l’on déroule jusqu’au bout la logique de la coprésence du féminin et du masculin, des phrases particulièrement tarabiscotées…

Père Dominique BOUHOURS (1676) « Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte. »

« Un hamster et cent femmes sont morts dans l’incendie », c’est choquant (et volontairement grotesque.)  Mais « Un hamster et cent femmes sont mort-e-s dans l’incendie », voire « Un hamster et cent femmes sont mort et mortes dans l’incendie »,  ne paraît guère plus satisfaisant. Ne serait-ce que parce que c’est oralement illisible (et ici, sur le fond, toujours aussi grotesque.)

Le plus simple serait peut-être d’en revenir à la règle de proximité, qui prévalait jusqu’au XVIII: l’adjectif portant sur plusieurs noms s’accorderait en genre avec le plus proche. « Que les hommes et les femmes soient belles! »: l’idée est séduisante et valait bien une pétitionNon, le masculin ne l’emporte pas [naturellement] sur le féminin! titre également avec emphase Eliane Violot: si l’ordre masculin a réussi à imprimer sa marque sur le langage, c’est aussi, explique-t-elle, parce qu’il y a eu masculinisation systématique de la langue par des grammairiens interventionnistes.  Et de rappeler que longtemps, on a pu accorder au féminin le participe présent (« une couturière demeurante rue Neuve-Saint-Sauveur ») ou le pronom attribut (« J’étais née pour être sage … et je la suis devenue. »)

Vu les rapports de force en présence, on peut toutefois douter que la prochaine réforme de la langue épouse cette audacieuse revendication ((Même si, dans « Le Bon usage », Maurice Grévisse ne condamnait pas le recours  à la règle de proximité pour l’accord – que l’on retrouve encore, d’ailleurs, dans l’expression « de bonne vie et moeurs ».)).

Par définition, une langue vivante n’est pas un système uniforme et rigide. C’est l’usage qui finit par contraindre la norme, rarement l’inverse. Et c’est sans doute une des difficultés à laquelle se heurte le processus de féminisation de la langue: pour être consacré dans le langage courant, un minimum de récurrence et de cohérence s’impose. Or, à part pour les noms de métier (et encore), la féminisation de la langue n’est pas prescriptive, mais laissée à l’appréciation de chacun(e) (chacun-e?) (chacun.e?) (chacun/e?) (chacunE?)… bref, au bon vouloir de tout le monde ((Chacun(e) (chacun-e?) (chacun.e?) (chacun/e?) (chacunE?): les plus rigoristes feront remarquer que mettre la marque du féminin entre parenthèse est symboliquement inacceptable, tout comme la coincer entre des barres de séparation; que l’enfermer entre des traits d’union ne l’est pas beaucoup moins, tandis que marquer sa présence par le E majuscule peut donner à penser qu’on n’évoque que des femmes, et en plus en criant…))…

Instabilité, barbarismes, constructions alambiquées: on comprend comment les barbons de la très conservatrice Académie française peuvent convoquer « l’oreille autant que l’intelligence grammaticale » (sic) pour condamner d’une seule voix ce genre d’outrage fait à leur langue…

Vers une langue épicène

Qu’on parle d’étudiant-e-s, d’étudiant(e)s, d’étudiant/e/s ou d’étu­diantEs, il est évident qu’il s’agit tou­jours d’étu­diants (in­di­vidus hommes et femmes), et que ce der­nier terme ra­chète sa culpa­bi­lité sexiste en se dis­pen­sant de nous ac­ca­bler de la lour­deur pho­nique et mor­pho­lo­gique qui ré­sulte presque tou­jours des ad­jonc­tions fé­mi­ni­santes, dont le vo­lon­ta­risme marqué rate de ce fait, la plu­part du temps, son but.

Correctissimo.fr

Si l’on considère que la forme télescopée a peu de chance de s’imposer ailleurs que dans les offres d’emploi et dans les textes militants, faut-il pour autant renoncer à féminiser la langue, et admettre que l’usage, le poids de l’habitude, l’inertie, le principe d’économie – la loi du plus fort, en somme – prime sur l’exigence d’égalité?  Pas forcément…

Toutes les Francophones ne sont pas égales devant la féminisation de la langue. Largement à la traîne, la France se révèle le pays où les conservatismes pèsent le plus lourd. Pour des exemples réussis, on ira voir ailleurs… Par exemple au Québec…

Au Québec, où les revendications liées à la langue devaient croiser celles du mouvement des femmes, l’accent est mis depuis longtemps sur la promotion de textes épicènes.

Epicène (du grec ancien ἐπίκοινος « possédé en commun »): nom, adjectif, pronom qui n’est pas marqué du point de vue du genre grammatical. Et peut donc être employé indifféremment au masculin ou au féminin. « Vous », « ministre », « docile », « personne » sont des mots épicènes.

Par extension, l’Office québécois de la langue française élargit ce concept aux textes qui mettent en évidence de façon équitable la présence des femmes et des hommes, tout en veillant à respecter correction grammaticale, lisibilité et intelligibilité.

Cependant, il y a stagnation en matière de féminisation des textes. Celle-ci n’est pas pratiquée par les administrations qui ont recours à la note placée en tête de document pour excuser le recours au masculin générique. On peut penser que ce choix est basé sur la facilité, mais il s’agit plutôt d’un manque de consensus quant au type de rédaction acceptable. C’est la raison pour laquelle la rédaction épicène vise maintenant à remplacer la féminisation linguistique des textes jugée excessive, impraticable et inefficace. La rédaction épicène exige un effort de la part de ceux et celles qui rédigent, mais au résultat les textes deviennent acceptables pour tous. Il ne faut pas bannir le masculin générique totalement et il faut développer une souplesse de forme essentielle à la qualité des textes.

Pierrette VACHON-L’HEUREUX

Cette « féminisation légère », synonyme « d’allègement », est-elle un retour subtil à l’effacement du féminin dans les textes ainsi que dans les publications officielles dans un contexte social où la montée de la droite est une réalité concrète?

Gabrielle SAINT-YVES

Évacué le recours aux formes télescopées, la rédaction épicène décline essentiellement deux techniques: la formulation neutre et la féminisation syntaxique.

Par féminisation syntaxique, entendre le recours aux doublets, autrement dit l’écriture des deux formes, féminine et masculine. « Français, Françaises », donc.

A noter que l’usage des formes téléscopées – les graphies tronquées, selon l’Office québécois de la langue française – est explicitement proscrit pour des raisons tant grammaticales que de confort. Et donc que l’usage du masculin générique reste de mise pour accorder adjectifs et participes… « Français, Françaises, je vous ai compris. » donc, toujours. Mais à utiliser avec modération.

« Le recours aux marques explicites des deux genres doit se faire avec parcimonie. Ces marques doivent être utilisées en alternance avec les différents types de formulations neutres dans le but d’éviter la redondance et la monotonie. » C’est du moins ce que recommande l’Université de Sherwood (CA) dans son très officiel – et très pragmatique – Guide relatif à la rédaction épicène.

Par formulation neutre, entendre une phrase qui contourne le problème de l’alternance masculin/féminin – et de l’usage du masculin générique – en jouant de différents procédés: usage de noms neutres (« le personnel » plutôt que « les employés et les employées »), forme active plutôt que passive (pour ne pas avoir à accorder le participe passé), phrases non verbales (pour éviter les sujets), etc.

Exemple de formulation neutre: pour ne plus avoir à se demander comment écrire « Un hamster et cent femmes sont morts dans l’incendie », il sera recommandé de choisir une tournure qui contourne le problème. Par exemple: « L’incendie a coûté la vie à cent femmes et à un hamster. »

On aurait pu également oublier le hamster… Parce que la rédaction épicène à la québécoise se veut une solution de compromis. Compromis entre éthique personnelle et respect de la forme, compromis entre représentation de la diversité et fluidité de la phrase…

Ecrire épicène: ça s'apprend...
Ecrire épicène: ça s’apprend… (« Guide relatif à la rédaction épicène », Université de Sherwood)

Parmi les recommandations formulées par l’Office québécois de la langue française figure en bonne place le fait de « penser épicène et rédiger épicène » (et non de féminiser a posteriori un texte écrit au masculin). Autant dire que la tournure d’esprit doit précéder la tournure de phrase… Et, comme pour toute forme de gymnastique, un peu d’exercice aidera à rendre le mouvement naturel…

Formateurs, formatrices, coaches en com’ et en tous genres, un marché se prépare, qui n’attend que vous…

Au fait et si vous ne l’aviez pas remarqué: ce dossier a été rédigé entièrement sous influence épicène…

Pour aller plus loin

Pour la féminisation de la langue

  • « On ne peut être neutre », un petit résumé des enjeux à partir de l’ouvrage de Louise-Laurence LARIVIERE, au titre volontairement ambigu: « Pourquoi en finir avec la féminisation linguistique »

Contre la féminisation

 Vers une langue épicène

  • « Féminisation et rédaction épicène » sur la Banque de dépannage linguistique de l’Office québécois de la langue française. L’essentiel de « Avoir bon genre à l’écrit : guide de rédaction épicène » (Office québécois de la langue française, 2006) avec e.a. une page consacrées aux questions les plus fréquemment posées…