Stéphanie Demoulin – « Du bon usage de la psychologie en situation de négociation »
Confinés à l’étude des techniques permettant de vendre une encyclopédie en 24 volumes à une octogénaire récalcitrante ou à l’art de marchander son salaire, la négociation est souvent disséquée sous un angle exclusivement utilitariste. Mais la négociation ne se limite pas à la recherche du bénéfice maximum. Et l’homo economicus n’est pas toujours l’être rationnel qu’il croit être. A partir des expériences menées en psychologie sociale, Stéphanie Demoulin explorera la figure de la négociation dans différentes situations de la vie. Elle démontera par l’exemple nombre d’idées reçues. La compétition et l’agressivité riment-elles ainsi avec l’accroissement des bénéfices? La satisfaction dépend-elle du gain objectif? Avec, au-delà de la compréhension de cas concrets, la question vertigineuse de la prévisibilité des actions humaines. Et donc de la possibilité même du libre examen et de la liberté…
La négociation se révèle au cœur de nos rapports à l’autre et à la société. C’est ce que Stéphanie Demoulin, professeure de psychologie sociale à l’UCL, nous fait comprendre dans son ouvrage Psychologie de la négociation, où elle analyse les mécanismes sous-jacents qui régissent les échanges entre les individus et les institutions. En présentant de façon documentée ce que la littérature scientifique a produit sur le sujet, elle nous éclaire aussi sur les processus de négociation en vogue et les pratiques à développer pour s’y inscrire.
Car, de fait, dans nos vies, nous négocions continuellement. En famille, au travail, avec la voisine, l’agent d’assurance, une vendeuse de voiture, l’administration. Pour trouver une issue à des divergences d’intérêts et d’objectifs. Nous négocions un prix, une augmentation de salaire, un service, une revendication, le maintien d’un droit… Jusqu’à l’épuisement! Nous négocions, sollicité-e-s par un modèle de consommation qui nous impose ses logiques concurrentielles; par une société de l’information qui nous donne l’illusion que notre avis compte; par des normes sociales qui nous demandent de gérer nos émotions et d’éviter le conflit ouvert. Or, pour pouvoir pratiquer la négociation de façon satisfaisante, il faut comprendre les codes et les règles du jeu. La société, de plus en plus individualiste, s’avère sans pitié pour ceux qui ne maîtrisent pas cet art.
Les dernières recherches sur le sujet montrent que si on incite les hommes à asseoir la dominance par la négociation intégrative, ils ne montrent aucune tendance à l’agressivité.
Deux types de négociation s’opposent, avec, entre les deux, toute une palette de nuances. D’un côté, la négociation compétitive repose sur une recherche du gain maximum au détriment de l’autre. Elle se vit comme un combat où à peu près tous les coups sont permis. Ici, le contrôle de l’information, le leadership, les stratégies offensives d’imposition font partie de la panoplie des techniques. Pas de place à la remise en question: pour réussir sans se perdre, le « bon négociateur » ne doit pas douter de sa supériorité mais bien cultiver un ego assassin. Notre modèle socio-économique a largement privilégié ce type de négociation, les gagnant-e-s sont glorifié-e-s, les perdant-e-s méprisé-e-s. Faut-il, pour se convaincre des effets délétères de ce modèle, pointer les impasses dans lequel il mène, la violence qu’il génère, son lot d’insatisfactions, de frustrations, de colère?
De l’autre côté, la négociation coopérative vise un résultat final qui se doit d’être satisfaisant pour toutes les parties et demande de collaborer pour aboutir à une entente entre les protagonistes. Ici le dialogue s’établirait non pas pour prendre l’ascendant sur l’autre mais pour faire mutuellement connaissance et développer des relations de respect. L’idée est d’arriver ensemble à un but partagé, ce qui suppose du temps, de l’empathie, des stratégies d’intelligence collective permettant de balayer les préjugés et idées reçues, partir des apports de chacun-e pour sonder des impensés et construire des paradigmes nouveaux. Bref cela suppose des processus et/ou des qualités personnelles et sociales que le modèle dominant, centré sur la performance immédiate, n’a pas l’habitude de valoriser.
En invitant Stéphanie Demoulin à ce Midi du Librex, nous souhaitions ouvrir le débat : au-delà des conseils pratiques pour améliorer nos capacités personnelles à négocier, comment nous y retrouver lorsque nous sommes embarqué-e-s bon gré mal gré dans des situations de conflits sur le plan citoyen? Peut-on rectifier ce modèle qui produit tant de laissé-e-s pour compte? Que faut-il entreprendre, individuellement et collectivement, pour valoriser des pratiques qui réconcilient éthique sociale et exigences de résultats de type économique? Dans quelle mesure la compréhension des mécanismes régissant les interactions entre les individus permet-elle de les influencer? Et en quoi la démarche de libre examen, qui prône la remise en question, permet-elle accroître les capacités de négociation dans un jeu coopératif?
Stéphanie DEMOULIN est professeure de psychologie à l’Université catholique de Louvain. Ses enseignements et recherches portent sur les relations intergroupes (stéréotypes, préjugés et discriminations) et sur la gestion de conflits. Psychologie de la négociation, éd. Margala, 2014.
Stéphanie Demoulin : « On vit dans une société où la négociation est valorisée… »
Dans le secteur de l’éducation permanente, il est crucial que les parties autour de la table aient conscience de la dimension collective de la démarche. C.-à-d. que chacun n’ait plus à défendre sa position personnelle. Ce qui s’apprend. Pour susciter des approches de type collaboratives, ne faudrait-il pas favoriser un genre d’éducation citoyenne?
S.D. Deux réponses: la première, c’est qu’effectivement, pour amener les gens à discuter, il faut parfois initier une méta-négociation: négocier sur le fait de négocier. Faire comprendre qu’en privilégiant la négociation sur d’autres types de stratégies – notamment le recours à la règle, ou à des méthodes plus conflictuelles – on obtiendra des résultats qui seront plus satisfaisants pour tout le monde. Créer un contexte qui persuadera les gens qu’ils obtiendront mieux en discutant, c’est un travail en soi. J’en discutais avec la présidente du tribunal du commerce de Namur: souvent, disait-elle, les gens refusent de négocier alors qu’on leur démontre noir sur blanc que c’est dans leur intérêt – intérêt personnel, hein, je ne parle même pas de l’intérêt de la collectivité. Mais non, ils en font une affaire de principe, ils préfèrent aller chez le juge…. Où l’on en revient à la question des motivations, qui dépassent souvent largement l’intérêt purement économique… L’autre réponse, c’est qu’il y a des variations entre les personnes. Certains individus sont portés vers autrui, d’autres sont focalisés d’abord sur eux-mêmes, ne se préoccupent quasi que de leur intérêt personnel. Ces deux types de personnes auront des manières de négocier fondamentalement différentes. Les premières entreront très facilement dans des stratégies de collaboration parce que leur intérêt est double: il y a moi et il y a l’autre et les deux sont motifs de satisfaction. Alors que celles qui se préoccupent exclusivement de leur intérêt propre resteront dans des stratégies exclusivement compétitives, parce qu’elles perçoivent le monde en terme de gain, de perte, donc de combats. Il faut pouvoir travailler là-dessus aussi: sur ces différences interpersonnelles…
On a quand même l’impression que le but de toute négociation, c’est de biaiser l’autre pour lui faire croire qu’il va y gagner quelque chose. Bref qu’on est systématiquement dans un rapport de force, même s’il passe par la séduction ou la douceur…
Pas forcément. Je renvoie à l’image du citron [deux personnes convoitent un citron: avant de le couper en deux et de laisser chacun à moitié (in)satisfait, s’assurer que l’un ne convoite pas le zeste alors que l’autre n’a d’intérêt que pour le jus]. Dans la négociation qu’on appelle intégrative ou collaborative, on essaie, non pas uniquement de modifier la perception de l’autre, mais bien, réellement, de répondre à ses intérêts. En même temps qu’aux siens propres, évidemment. Là, on n’est pas dans une stratégie d’influence. La démarche vise à trouver bien des solutions qui satisferont tout le monde. Je n’ai jamais dit que c’était simple…
Si les négociations échouent, vous considérez la guerre comme une solution?
La guerre est une stratégie de gestion du conflit parmi d’autres. C’est le problème du terrorisme: pour négocier, il faut penser qu’on a quelque chose à y gagner. Là, on est clairement face à des gens qui sont convaincu qu’ils n’ont aucun autre moyen d’agir que de se faire exploser, ou d’exploser les autres… Pour choisir de régler un problème par la négociation plutôt qu’en se tapant dessus ou en courant chez le juge, il faut percevoir l’intérêt de discuter. Il y a des variations de personnes, mais aussi de contexte. Quand vous avez essayé cent fois de négocier sans résultat, vous allez voir une tierce partie – un juge, un arbitre… Prenez le cas d’un divorce…
Les politiques vivent de la confrontation, en sachant bien qu’au final, ce sera le compromis… Et on rend celui-ci tellement compliqué, volontairement, pour que personne ne puisse le contester…
C’est un peu le problème, on est très focalisé sur le moins pire, le minimum acceptable. Mais la réalité, c’est aussi que les compromis passés dans ce type de négociation sont compliqués parce que les matières et les enjeux sont complexes. Les enjeux, les intérêts, les motivations sont à ce point variables qu’il est très difficile de contenter tout le monde. Prenez la question des revendications posées par les néerlandophones dans ce pays: à revendication égale il peut y avoir des motivations totalement différentes. Pour certains, elles seront économiques, pour d’autres, clairement identitaires. On ne répond pas du tout de la même manière aux premières et aux deuxièmes…
Il y a un paradoxe à promouvoir la démarche collaborative dans une société de plus en plus tournée vers la compétition…
Il y a effectivement des sociétés plus collectivistes que d’autres, et donc des variations culturelles. Les modes de fonctionnement sont différents. Chez nous, certes, on a l’image d’une société très individualiste mais tout n’est pas noir non plus. On vit dans une société démocratique, dans laquelle la négociation est valorisée dans de nombreux espaces: dans les parlements, le monde judiciaire, les écoles… Aussi individualistes qu’on puisse être, la négociation est intégrée dans nos normes. Beaucoup de lieux de médiation sont mis en place… On forme les enseignants à la discussion, on essaie d’apprendre aux enfants à gérer leurs conflits autrement… J’entends bien qu’il faut un changement collectif mais on ne vit pas non plus dans la pire des sociétés.
Existerait-il des cadres particuliers pour favoriser la négociation collaborative, et éviter qu’un participant prenne l’ascendant, phagocyte le projet? Quelles compétences faut-il avoir pour garantir un cadre respectueux?
Par définition, en effet, celui qui collabore avec un partenaire compétitif sera toujours perdant… Mais je vais vous décevoir: c’est un tout autre pan de la littérature, qui étudie la question de la médiation, de la gestion du groupe… Personnellement, je cherche plus à comprendre comment l’individu fonctionne qu’à proposer une mise en application pratique. Et je revendique cette place: on ne peut pas être expert en tout…
En règle générale, peut-on dire des femmes qu’elles négocient mieux et plus parce que qu’elles sont plus dans la collaboration ? (Et peut-être aussi parce qu’elles ont moins de temps?)
Au niveau scientifique, les études montrent que les femmes sont effectivement plus collaboratives mais la différence est très, très minime. Rien de signifiant. Et on n’a pas encore évacué l’idée que la différence venait plus du contexte que de causes intrinsèques, biologiques. On parle beaucoup de la testostérone, qui pourrait expliquer certains comportements masculins. Mais les études les plus récentes montrent que la testostérone n’amène pas forcément à plus d’agressivité. Plutôt à la recherche de la dominance. Qui peut passer par le mode collaboratif. Les dernières recherches sur le sujet montrent que si on incite les hommes à asseoir la dominance par la négociation intégrative, ils ne montrent aucune tendance à l’agressivité.
Décrire les stéréotypes comme ça, n’est-ce pas contribuer à les figer?
Sans doute. Il y a volonté de ma part de rendre l’exposé compréhensible. Donc à travailler sur les croyances pour que le public en comprenne l’impact. Une auteure a écrit il y a quelques années que les scientifiques participaient eux-mêmes de la perpétuation du système, à force de se focaliser sur les mêmes sujets. Elle faisait remarquer aussi que les études portaient systématiquement sur des femmes blanches, de la classe moyenne, souvent des étudiantes dans la vingtaine. Donc qu’on généralisait à partir d’un sous-échantillon non représentatif de la population des femmes. Alors que les quelques études qui se sont intéressées à d’autres « sous-types » de femmes montrent qu’il y a des variations bien plus accusées, et donc que la distinction hommes-femmes n’est plus pertinente que ça… Donc si je participe à la propagation de ces stéréotypes? Oui et non. Reconnaître qu’ils existent, plutôt, c’est certainement mieux que les passer sous silence…
Est-ce qu’être conscient de ses propres croyances suffit à vous transformer en négociateur rationnel?
Le problème des croyances, c’est qu’il y a moyen de les combattre sous certaines conditions qui sont très précises, souvent peu rencontrées dans la réalité. Pour combattre les biais de jugement, il faut au minimum deux conditions: d’abord, il faut que la personne soit motivée – aie envie de dépasser ses croyances -, ensuite, il faut qu’elle dispose des ressources mentales pour le faire. Si la situation est à ce point complexe que toute mon énergie est occupée à la débrouiller, je n’ai aucun moyen de combattre ces stéréotypes. Or, le moment où on utilise le plus les stéréotypes dans une négociation, c’est quand approche l’échéance, quand la pression est telle sur les négociateurs qu’il n’ont plus l’espace mental disponible… Donc…
Echanges enregistrés le 3/6 au Centre Librex.