19/03/2010 – Quentin Callens
La discrimination à l’embauche, une pratique illégale : ce que dit la loi, ce que fait le CECL
1. Le régime législatif belge en matière de discrimination
Dans un pays comme la Belgique, où sont enchevêtrés différents niveaux de pouvoir (Etat fédéral, régions, communautés,…), une armature législative et réglementaire complexe met hors-la-loi les pratiques discriminatoires, c’est-à-dire les traitements inégaux sur la base d’un critère non justifié par la loi. Quentin Callens, du Centre pour l’Egalité des Chances et la Lutte contre le Racisme a dressé un bref état des lieux de cet édifice normatif, auquel se surajoute une directive européenne.
Trois lois interviennent au niveau fédéral, le plus important en la matière : à côté d’une loi antiracisme de 1981 modifiée en 2007 et d’une loi « genre » de 2007, a été votée en 2003 une loi anti-discrimination, également modifiée en 2007. Ces amendements récents correspondent à la transposition d’une directive européenne de 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, la directive 78/CE. Second étage de l’édifice, des décrets et ordonnances ont été pris dans les régions et communautés en 2009.
Pour bien comprendre le fonctionnement du régime en vigueur, il convient de se poser quatre questions : tout d’abord, quel est son champ d’application ? Quels sont les motifs de discrimination pertinents ? Quelles voies de recours sont ouvertes aux requérants? Enfin, quels organismes sont compétents en la matière ?
- Le champ d’application :
La loi anti-discrimination du 10 mai 2007 possède un champ d’application très large qui englobe la vie publique dans son ensemble : « l’accès aux biens et aux services (le logement, l’horeca, les assurances, les commerces, …), l’emploi tant dans le secteur public que privé, la sécurité sociale et les soins de santé ou la participation à toute activité qu’elle soit économique, sociale, culturelle ou politique pour autant qu’elle soit ouverte au public. »[i]
Comme la loi est fédérale, elle ne peut s’appliquer qu’aux matières fédérales (par exemple sécurité sociale, emploi dans l’administration fédérale), ce qui explique que les régions ou communautés aient dû prendre en 2009 des initiatives législatives dans leurs domaines de compétence. Dans la suite de cet exposé, on s’intéressera à la discrimination à l’emploi.
- Les motifs de discrimination
La même loi « interdit la discrimination fondée sur l’âge, l’orientation sexuelle, l’état civil, la naissance, la fortune, la conviction religieuse ou philosophique, la conviction politique, conviction syndicale, la langue, l’état de santé actuel ou futur, un handicap, une caractéristique physique ou génétique ou l’origine sociale»[ii] : tels sont les motifs de discrimination que défend la loi. Il importe cependant d’être plus précis et d’évoquer quelques-uns des comportements proscrits. Cela suppose de bien faire la différence entre la distinction légitime et la discrimination, illégale. Ainsi, une « justification objective et raisonnable » (but légitime, moyens appropriés et nécessaires) peut permettre l’autorisation d’une mesure de discrimination.
Quentin Callens a donné l’exemple d’un parti politique souhaitant recruter un cadre : le fait qu’on donne la préférence à une personne partageant les convictions politiques du parti pour lequel il s’apprête à travailler doit pouvoir se justifier de manière objective et raisonnable. Mais lorsqu’on quitte le domaine de la distinction légitime pour celui de la discrimination, on franchit aussi le seuil de la légalité. Deux types de discrimination sont visés par le texte : directe, quand une personne est traitée de manière défavorable pour des motifs évoqués par la loi, et indirecte, quand une mesure apparemment neutre a pour effet de désavantager certains sans que cela puisse être justifié : un exemple éloquent à cet égard est celui d’un aveugle accompagné de son chien et qui se voit refuser l’accès d’un magasin au motif que les animaux y sont interdits.
- Les voies de recours
Dans le cadre de la procédure civile, le requérant peut intenter une action en cessation auprès des tribunaux : une telle action vise comme son nom l’indique à faire cesser la discrimination et à éviter qu’elle ne se reproduise. Une action en responsabilité contre l’employeur peut déboucher sur des dommages et intérêts forfaitaires que ce dernier devra verser au plaignant, et pouvant atteindre l’équivalent de six mois de salaire. Le requérant bénéficie de surcroît d’une protection contre les représailles. Enfin, le mécanisme juridictionnel décisif dans les litiges en matière de discrimination est ce qu’on appelle en droit le « glissement de la charge de la preuve » : une fois que le demandeur a établi son soupçon devant les tribunaux, c’est à l’employeur de se défendre et de prouver qu’il n’y a pas eu discrimination. Cette disposition est favorable aux plaignants puisqu’elle facilite grandement leur action en justice ; on estime en effet qu’il est plus facile pour un employeur de prouver qu’il n’y a pas eu discrimination que pour un demandeur d’emploi ou un employé de prouver le contraire.
En cas de différend, c’est donc à la justice de trancher conformément aux textes. Mais différents organismes ont vu le jour qui ont acquis une compétence en la matière, principalement d’accueil et d’aide aux plaignants. Le plus important est le Centre pour l’Egalité des Chances et la Lutte contre le Racisme (CECLR), car il est compétent pour l’ensemble des motifs de discrimination évoqués précédemment, exception faite du sexe, qui est du ressort de l’Institut pour l’Egalité des Hommes et des Femmes, et de la langue, pour laquelle aucun organisme n’a encore été désigné dans un pays où cette question est, hélas, un facteur persistant de tension communautaire.
2. L’action du Centre pour l’Egalité des Chances (CECLR) et la Lutte contre le racisme – la campagne Cast Me
Le CECLR est un service public autonome créé par la loi du 15 février 1993. S’il n’a pas de pouvoir juridictionnel, il assume un important rôle d’accueil des plaignants ; en matière de discrimination, un accompagnement approprié des victimes est essentiel, de même que des procédures de conciliation avec l’employeur. En effet, les victimes connaissent souvent aussi peu leurs droits que les employeurs leurs devoirs en la matière ; il arrive ainsi que des actes discriminatoires involontaires soient commis et que ni l’employeur ni la personne concernée n’en aient clairement conscience. Le Centre conseille, réoriente si besoin les plaignants vers d’autres organismes compétents, joue un rôle de médiateur entre les parties au litige : ce travail est essentiel, une écrasante majorité des affaires (98% sur les deux à trois mille signalements l’année dernière) étant réglée à ce stade.
La voie contentieuse n’est donc pas, bien heureusement, le dénouement de toute affaire de discrimination. Mais si cela est nécessaire, le Centre est habilité à agir en justice, au civil comme au pénal. Suite à de multiples plaintes présentant des caractéristiques analogues, il monte des dossiers structurels pour lutter plus efficacement contre la discrimination.
Outre ses fonctions de conseil et d’accompagnement personnalisé, le Centre mène des actions de sensibilisation à grande échelle. La campagne Cast Me, qui s’est déroulée entre mai et août 2009, illustre bien la mission d’information au grand public du CECLR. Conçue à destination des jeunes d’origine étrangère et des patrons de PME[iii], cette campagne s’est déroulée en deux phases. D’abord, en mai, elle a pris la forme d’un casting avec 4000 jeunes inscrits désireux de participer à l’opération. Sur les quarante personnes sélectionnées, 6 ont prêté leur visage à cette campagne de promotion de la diversité au cours d’un spot de sensibilisation[iv]. Puis, fin août, c’est-à-dire à la période où des milliers de jeunes se lancent sur le marché du travail une fois leur formation achevée, la deuxième phase de la campagne a commencé, plus clairement dirigée cette fois en direction des employeurs ou directeurs des ressources humaines de PME belges. Après une conférence de presse destinée à rendre public le lancement de l’opération, deux CV identiques ont été rédigés. « Seul élément qui les différencie : le premier comporte la photo et le nom d’une jeune femme d’origine africaine ; le second comporte un nom à consonance belge et la photo de la même jeune femme, maquillée et relookée pour lui donner une apparence plus ‘européenne’ »(v) Ces deux CV ont été envoyés à plus de 100 000 PME avec le lien internet de la campagne, et largement diffusés sur internet.
Le succès de la campagne réside en ce qu’elle est parvenue à mobiliser un grand nombre de jeunes dès le lancement du casting ; cette partie du « public-cible » a été largement prise à parti, ce dont les organisateurs de l’opération se félicitent à juste titre. De même, les médias (presse écrite, radio, télévision, internet) ont fait la part belle à la campagne Cast Me. Cependant, de l’aveu même de Quentin Callens, elle aurait échoué dans son deuxième volet : sur les plus de 100 000 PME destinataires de la lettre du CECLR les invitant à témoigner de leurs « bonnes pratiques » en matière de diversité dans l’entreprise, … aucune n’a répondu !
Les limites d’une telle action institutionnelle de sensibilisation n’enlèvent rien à ses mérites, car parler de la discrimination de manière accessible et séduisante à ceux qui sont susceptible d’en pâtir, c’est lever un tabou et commencer une forme de thérapie sociale. Il n’empêche qu’il serait dommage de se priver de l’expertise d’autres acteurs. C’est vers le monde scientifique que les regards se sont donc tournés quand Quentin Callens a cédé la parole à Alejandra Alarcón Henríquez, doctorante à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) au sein de l’unité de Psychologie Sociale. Explorant et décrivant pour le public le phénomène d’auto-discrimination, elle a brillamment montré que la discrimination à l’égard de jeunes d’origine étrangère à la recherche d’un emploi ne résulte pas simplement d’un délit des employeurs, en somme d’une agression extérieure, mais aussi et peut-être surtout d’une intériorisation par les victimes de l’image d’eux-mêmes que leur reflète la société dans laquelle ils évoluent.
i http://www.diversite.be/index.php?action=onderdeel&onderdeel=63&titel=La+loi+anti-discrimination+du+10+mai+2007, site du Centre pour l’Egalité des Chances et la Lutte contre le racisme
ii Idem
iii Dossier de presse « Cast Me », http://www.diversite.be/index.php?action=artikel_detail&artikel=295
iv Voir la vidéo par exemple sur Youtube, http://www.youtube.com/watch?v=qcpw9_TcMMg
v http://www.diversite.be/index.php?action=artikel_detail&artikel=295