18/05/2010 – Nicolas Bernard

Nicolas Bernard est Docteur en droit et licencié en philosophie, professeur de droit aux Facultés universitaires Saint-Louis. Directeur de l’Institut de recherches interdisciplinaires sur Bruxelles, il assure une mission d’expertise (à temps partiel) auprès du Secrétaire d’État au Logement de la Région de Bruxelles-Capitale. Il est également membre du Conseil supérieur du logement de la Région wallonne.

Publications

  • Expulsions de logement, sans-abrisme et relogement (avec L. Lemaire), Bruxelles, Larcier (les Dossiers du Journal des tribunaux), 2010 (à paraître).
  • Les commissions paritaires locatives : chronique et enseignements d’une expérience pilote (avec Th. Dawance et L. Goossens), Bruxelles, Bruylant, 2009 (à paraître).
  • Le bail de logement social (dir., avec G. Benoît et al.), Bruxelles, La Charte, 2009, 315 p.
  • Le contrôle de la qualité des logements: à la recherche de solutions nouvelles (dir., avec Charles Mertens), actes de la journée d’étude organisée à Namur le 24 novembre 2006 par la Région wallonne, Bruxelles, Bruylant, 2007, 144 p.
  • Repenser le droit au logement en fonction des plus démunis. Un essai d’évaluation législative, Bruxelles, Bruylant, 2006.
  • J’habite donc je suis. Pour un nouveau rapport au logement, Bruxelles, Labor, collection Quartier libre, 2005, 93 p.
  • « (Mal-) logement et genre en Belgique », Le Magazine de la FEANTSA (Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abri), printemps 2010, p. 24 et 25.
  • « La situation du logement en Région wallonne et à Bruxelles. Dix pistes de travail à l’aube des nouvelles législatures régionales », Les annales de droit de Louvain, 2009/4, p. 501 à 574.
  • « Densification de la ville et subdivision des immeubles en Région bruxelloise : alliance contre-nature ou passage obligé ? » (avec V. Lemaire), Revue de droit communal, 2010/1, p. 2 à 16.
  • « L’habitat des seniors : une situation plus contrastée qu’il y paraît », conclusions de l’ouvrage Aînés et le logement : lieux de vie, lieux de ville ?, sous la direction de S. Lefèvre et B. Monnier, Namur, Publications de la Région wallonne, collection Études et documents, 2010, p. 116 à 120.
  • « La superficie et l’emphytéose comme pistes de solution à la crise du logement ? », Échos log., 2010, n°1, p. 1 à 11.
  • « Le droit au logement, pour les demandeurs d’asile aussi », obs. sous Trib. trav. Bruxelles (req. unil.), 30 avril 2009, Échos log., 2009, n°4, p. 19 à 20.
  • « Les femmes, la précarité et le mal-logement : un lien fatal à dénouer », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2007, n°1970.
  • « Le mal-logement a-t-il un sexe ? Les femmes et la crise du logement », SLRB Info (revue de la Société du logement de la Région bruxelloise), n°58, juin 2009, p. 31 à 32.
  • « Les femmes et le mal-logement », L’Observatoire, Revue d’action sociale et médico-sociale, n°57, juillet 2008, p. 3 à 5.

 

Le mal logement a-t-il un sexe ?

 

À première vue, les problèmes de logement qui sévissent actuellement en Belgique n’ont que peu à voir avec la question du genre ou du sexe. Et pourtant, la problématique du mal-logement est profondément sexuée, et se décline majoritairement au féminin. Les femmes, de fait, sont davantage exposées à la précarité matérielle que les hommes. Massive, voire triviale, cette explication n’est cependant pas exhaustive tant sont fréquentes les situations où une femme, par soi, éprouve des discriminations en tant que femme sur le marché du logement.

A la base, et pour de multiples raisons, le revenu moyen d’un homme dépasse systématiquement — à qualifications égales — celui d’une femme, et cet écart salarial culmine à 30% quand il s’agit d’employé(e)s par exemple (contre 21% pour les ouvriers et 5% pour les fonctionnaires). On ne s’étonnera pas, dès lors, que les femmes connaissent ainsi un « risque de pauvreté » 15% plus important que pour leurs alter ego masculins, cet écart atteignant même 36% en ce qui concerne la tranche d’âge 50 à 64 ans.

S’il est par ailleurs un phénomène nouveau qu’on peut observer ces dernières années en lien avec la précarité, c’est incontestablement la montée en puissance des ménages monoparentaux (et, plus généralement, l’explosion du nombre d’isolés[1]). À l’échelle du pays, on compte 9,5% de mères seules et 3,6% de pères dans la même situation. Aujourd’hui donc, près d’un ménage avec descendance sur cinq n’est conduit que par un parent[2]. Or, ce parent est, dans la grande majorité des cas (72,5%), une femme. Et cette « portée » à charge s’élève à deux enfants ou plus pour tout de même près de quatre femmes monoparentales sur dix, ce qui ne va pas sans induire un besoin aigu en grands logements, besoin qu’on a tendance à pas prendre suffisamment en considération lorsqu’il s’agit de ménages monoparentaux.

En bonne logique, la précarité des femmes se répercute fatalement sur leurs conditions de logement. Le recensement 2001 a ainsi révélé que lesdites familles à parent isolé se montrent, à l’échelle du pays, singulièrement peu entreprenantes — pour des raisons financières entre autres — lorsqu’il s’agit de rénover leur bien (elles font preuve à cet égard de moins de diligence que les cohabitants par exemple — avec ou sans enfants — et que les couples mariés avec descendance). En ce qui concerne par ailleurs la superficie des logements, l’accroissement général que l’on constate à propos du nombre de biens de moins de 55 m2 « est le plus marqué dans la catégorie des ménages sans enfant et des familles monoparentales ». N’était par ailleurs la classe des isolés, les parents seuls seraient les moins bien nantis sur le plan du confort des logements (salle de bain, toilette, chauffage central…). Et, s’agissant enfin de l’état du logement sensu stricto (sécurité, salubrité), les ménages monoparentaux occupent une peu reluisante dernière place lorsque cet état est qualifié de « très mauvais ». Dans le même registre, une autre étude établit que pour une mère en couple « pas du tout satisfaite » de son logement, on en trouve cinq au statut d’isolées avec le même ressentiment[3].

Dans cette terre traditionnelle de propriétaires qu’est la Belgique, il ne fait pas bon être ménage monoparental. Si 78% des Belges en moyenne possèdent leur propre logement, cette proportion chute à 55% lorsqu’il s’agit de parents seuls. En sens inverse, on dénombre plus de trois fois plus de locataires au sein de la classe des parents seuls que dans la catégorie des couples mariés avec enfant(s)[4]. Suivant une autre étude, on compte près de 60% de propriétaires en plus dans la catégorie des mères vivant en couple que dans le groupe des femmes monoparentales[5]. Et, dans ce dernier ensemble, on ne recense presque pas plus de propriétaires (53%) que de locataires (47%) , alors que les mères en couple ayant accédé à la propriété sont, elles, plus de cinq fois plus nombreuses que leurs homologues qui ne sont pas « montées dans le train » de l’acquisitif[6].

Ce phénomène, par ailleurs, s’inscrit dans une logique descendante puisque, sur ces 25 dernières années, la proportion de ménages monoparentaux propriétaires de leur habitation a accusé un repli d’un quart. Et quand on sait que la femme seule, quand elle est locataire, consacre à ses dépenses en logement une part de son budget deux fois plus importante que si elle était propriétaire, on réalise la détérioration des conditions de vie vécues en deux décennies par les intéressées[7].

En ce qui concerne précisément le marché locatif (privé), signalons tout d’abord que deux fois plus de femmes monoparentales que de mères en couple qualifient leur charge de logement de « lourde [8] ». Et si pour près d’un tiers de ces dernières, « ce n’est pas une charge », elles ne sont qu’une sur quatorze à partager cette opinion au sein des mères isolées[9].

Pour ce qui est cette fois du logement social, relevons que le public tend nettement à se précariser. Aujourd’hui, seul un locataire social sur cinq exerce une activité rémunérée[10]. Naturellement, cette pauvreté croissante n’est pas sans lien avec l’envolée parallèle du nombre de ménages monoparentaux, ce qui explique d’ailleurs que la population en logement social soit majoritairement composée de femmes (61%)[11]. De manière plus fine, on dénombre plus de trois quarts d’isolés – avec ou sans progéniture – dans les locataires sociaux wallons (76,48%)[12]. Et, au sein de cette catégorie de personnes ne vivant pas en couple, les femmes sont plus de deux fois plus nombreuses que les hommes, ce qui en fait au global le premier groupe statistique, sous ce prisme-là, dans la population sociale wallonne[13]. Par ailleurs, les ménages monoparentaux fournissent près du tiers du bataillon total des locataires sociaux[14]. Et, à nouveau, cette classe-là regroupe pas loin de quatre fois plus de femmes que d’hommes[15]. Diverses causes peuvent expliquer cette surreprésentation féminine. Les femmes, entrées le plus souvent en couple dans le parc public à l’époque, vivent plus longtemps que leur compagnon, lequel prédécède la plupart du temps, dans le patrimoine social comme ailleurs. S’adressant en tout état de cause aux personnes défavorisées suivant son objet social, le logement public accueille fatalement plus de femmes dès lors que la pauvreté frappe celles-ci avec davantage d’acuité encore que leurs homologues masculins, ceci sans compter que les critères d’attribution d’une habitation sociale font « la part belle » (c’est-à-dire octroient un nombre appréciable de points de priorité) à des situations de précarité typiquement féminines (ménages monoparentaux, violences domestiques – comme introduit depuis peu[16] –, etc.).

S’il est vrai que les femmes, plus intensément que les hommes, subissent la pauvreté et affrontent des conditions de logement particulièrement pénibles, comment se fait-il alors que les sans domicile fixe se recrutent, dans leur grande majorité, au sein de la gent masculine ? En fait, le sans-abrisme « pur et dur », dans la rue, ne représente en quelque sorte que la pointe émergée de l’iceberg de la précarité. L’errance se vit autrement au féminin. Concrètement, elles font tout pour éviter d’échouer à la rue. Leur plus grande vulnérabilité physique conjuguée à la présence fréquente à leurs côtés d’enfants ne les fait envisager cette « solution » qu’en toute dernière extrémité. Elles savent pertinemment que, quand bien même leur santé le leur permettrait, le séjour à la rue aura tôt fait de les priver de leur enfant, lequel sera alors placé en institution par les autorités. Sans compter qu’en rue, les femmes marquées par des sévices conjugaux par exemple courent le risque de se faire repérer (et rattraper) par leur mari violent, dont la séparation soudaine d’avec leur conjoint aura sans doute exacerbé encore la brutalité. En clair, la femme en rupture maritale et sociétale a tout à gagner à se rendre invisible. Ensuite de quoi, les femmes en difficulté sociale privilégient des tactiques de débrouillardise pour parvenir à décrocher nonobstant un toit, aussi sommaire soit-il. Elles n’hésitent pas, par exemple, à solliciter parents ou connaissances afin de pouvoir passer ne serait-ce qu’une nuit à l’abri, à même le plancher parfois, dans des endroits souvent surpeuplés…

À cet égard, il y a tout lieu de se réjouir de l’adoption par le Gouvernement wallon d’un arrêté (du 6 septembre 2007) accordant des points — en vue de l’octroi d’un logement social — aux personnes qui, spécifiquement, « quittent un logement, à cause de violences conjugales »[17]. Il s’agit même de huit titres de priorité qui sont dorénavant alloués dans cette situation, soit le maximum en regard des normes actuellement en vigueur. De manière générale, il est bon de rappeler que le ménage monoparental jouit déjà de certaines facilités pour accéder au parc social. En effet, tant « la personne divorcée ou en instance de l’être, avec un ou plusieurs enfants à charge » que « la femme seule enceinte ou le parent seul avec un ou plusieurs enfants à charge » bénéficient de six points de priorité, soit le second plus haut taux dans l’échelle des valeurs de l’urgence[18].

Comment, en finale, lutter contre le mal-logement féminin ? Le paradoxe en cette matière est que ces solutions ne sont pas toujours à trouver dans le domaine de l’habitat proprement dit. Certes, il serait opportun par exemple d’étendre l’offre de logements disposant de plusieurs chambres aussi bien que de logements de transit par exemple en vue notamment de renforcer la capacité d’accueil des ménages monoparentaux. Dans la mesure toutefois où les problèmes de logement dont sont victimes les femmes en priorité ne sont souvent eux-mêmes que le reflet d’une fragilité pécuniaire et sociale plus globale (et elle-même profondément sexuée), c’est surtout, en amont, sur la pauvreté des femmes en général qu’il conviendrait de concentrer son feu ainsi que sur la résorption des inégalités de genre.

 

SOURCES

  • N. Bernard, « Les femmes, la précarité et le mal-logement : un lien fatal à dénouer », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2007, n°1970.
  • M.-T. Casman, M. Nibona et H. Peemans-Poullet, Femmes monoparentales en Belgique, Bruxelles, Pensées féministes, 2006
  • P. Jamoulle, Des hommes sur le fil. La construction des identités masculines dans les milieux précaires, Paris, La Découverte, 2005.
  • D. Vanneste, I. Thomas et L. Goossens, Le logement en Belgique, Bruxelles, SPF Économie, PME, Classes moyennes et Énergie, 2007.
  • N. Van Oosten, « Les garçons et les hommes et la prévention de la violence conjugale », Les hommes et l’égalité, Bruxelles, Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, 2007, p. 91 et s.
  • Atlas de la santé et du social de Bruxelles-Capitale 2006 de l’Observatoire de la santé et du social de la Commission communautaire commune de Bruxelles.
  • Enquête socio-économique menée en 2001 auprès de 96,9% des ménages du pays par l’Institut national des statistiques, à la demande du Ministère des Affaires économiques.
  • Enquête sur la qualité de l’habitat en Région wallonne, Namur, Direction générale de l’Aménagement du territoire, du Logement et du Patrimoine, 2007.
  • Enquête 2010 du service d’insertion professionnelle de la Fédération des CPAS de Wallonie.
  • Femmes et hommes en Belgique : statistiques et indicateurs de genre. Édition 2006, Bruxelles, Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, 2006.


[1]     À Bruxelles par exemple, un ménage sur deux n’est plus composé que d’une seule personne.

[2]     18% .

[3]     0,99% contre 5,31%.

[4]     45% contre 14%.

[5]     84% contre 53%.

[6]     84% contre 16%.

[7]     60% de son revenu pour la première, 29% pour le second.

[8]        56,36% contre 28,69%.

[9]        31,97% contre 7,27%.

[10]        21%.

[11]        Dès lors en effet qu’on a, au 31 décembre 2006, 52,66% de femmes contre 23,82% d’hommes et 23,52% de couples.

[12]        Avec des pointes à plus de 85% à Namur par exemple (86,14%).

[13]        52,66% de femmes contre 23,82% d’hommes et 23,52% de couples.

[14]        29,29%.

[15]        Au sein du parc public, on recense ainsi 22,51% de femmes seules avec enfant(s), 6,78% d’hommes dans le même cas, 30,15% de femmes sans enfant, 17,04% d’hommes sans enfant, 12,9% de couples avec enfant et 10,62% de couples sans enfant.

[16]        Cf. infra.

[17]     Art. 17, §2.

[18]     Art. 17, §2.